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Je n’avais jamais reçu beaucoup d’attention de la part de mes frères et sœurs ; ils jugeaient mon travail et mes centres d’intérêt indignes d’un Avènementiste. Ils ne comprenaient pas en quoi mes études, consacrées à la nature plutôt qu’à la religion, profitaient aux peuples des quatorze contrées.
Vin balaya la foule du regard, tendue. Cett n’a pas dû venir seul, se dit-elle.
Puis elle les vit, à présent qu’elle savait ce qu’elle cherchait. Des soldats dans la foule, vêtus comme des skaa, qui formaient un cercle protecteur autour du siège de Cett. Le roi ne se leva pas, mais un jeune homme assis près de lui le fit.
Une trentaine de gardes environ, compta Vin. Il n’est peut-être pas assez idiot pour venir seul… mais entrer dans la ville même qu’on assiège ? C’était une tentative hardie – qui confinait à la bêtise. Bien sûr, beaucoup de gens avaient dit la même chose de la visite qu’Elend avait rendue à l’armée de Straff.
Mais Cett ne se trouvait pas dans la même position qu’Elend. Il n’était ni désespéré ni en danger de tout perdre. Au détail près… qu’il possédait une plus petite armée que Straff, et que les koloss arrivaient. Et si Straff parvenait à mettre la main sur la réserve supposée d’atium, les jours de Cett en tant que dirigeant de l’Occident seraient comptés. Pénétrer dans Luthadel n’avait peut-être pas été un acte désespéré, mais ce n’était pas non plus celui d’un homme qui possédait l’avantage. Cett se risquait à un pari.
Et semblait y prendre plaisir.
Il sourit tandis que tous attendaient en silence. L’Assemblée comme l’auditoire étaient trop stupéfaits pour parler. Enfin, Cett fit signe à plusieurs de ses soldats déguisés, qui soulevèrent son siège et le portèrent sur l’estrade. Les membres de l’Assemblée échangèrent des commentaires à mi-voix, se tournèrent vers leurs compagnons pour demander confirmation de l’identité de Cett. La plupart des nobles restaient assis en silence – ce qui aurait dû être, aux yeux de Vin, une confirmation bien suffisante.
— Je ne le voyais pas comme ça, chuchota-t-elle à Brise tandis que les soldats montaient sur l’estrade.
— Personne ne t’avait dit qu’il était infirme ?
— Ce n’est pas que ça. Il ne porte pas de costume. (Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise mais, en lieu et place d’un pardessus de noble, il portait une veste noire usée.) Et puis cette barbe. Il n’a pas pu en faire pousser une pareille en un an – il devait l’avoir avant la Chute.
— Tu ne connaissais que les nobles à Luthadel, Vin, répondit Ham. L’Empire Ultime était un endroit très vaste, réunissant pas mal de sociétés différentes. Tout le monde ne s’habille pas comme ici.
Brise hocha la tête.
— Cett était le noble le plus puissant de son domaine, alors il n’avait pas à se soucier de tradition et de convenances. Il faisait ce qu’il voulait et les nobles locaux se pliaient à ses exigences. Il y avait une centaine de cours différentes avec une centaine de petits « Seigneurs Maîtres » différents dans l’Empire, chaque région possédant sa propre dynamique politique.
Vin se retourna vers l’estrade. Cett, assis sur son siège, n’avait pas encore pris la parole. Enfin, lord Penrod se leva.
— C’est une surprise, lord Cett.
— Parfait ! répondit Cett. Après tout, c’était le but !
— Souhaitez-vous vous adresser à l’Assemblée ?
— Je croyais être en train de le faire.
Penrod s’éclaircit la gorge, et les oreilles de Vin, affinées par l’étain, perçurent un marmonnement désobligeant sur les « aristocrates de l’ouest » dans la section des nobles.
— Vous avez dix minutes, lord Cett, annonça Penrod en s’asseyant.
— Parfait, répondit Cett. Car contrairement à ce garçon, là-bas, je compte vous dire exactement pourquoi vous devez me nommer roi.
— À savoir ? demanda l’un des commerçants de l’Assemblée.
— Parce que j’ai une armée à vos portes ! répondit Cett en riant.
L’Assemblée parut prise au dépourvu.
— Une menace, Cett ? demanda calmement Elend.
— Non, Venture, répliqua Cett. Seulement de la franchise – ce que vous autres, les nobles du Dominat Central, paraissez éviter à tout prix. Une menace n’est qu’une promesse inversée. Qu’avez-vous dit à ces gens, déjà ? Que votre maîtresse avait le couteau sous la gorge de Straff ? Donc, étiez-vous en train de sous-entendre que si vous n’étiez pas élu, vous demanderiez à votre Fille-des-brumes de se retirer, en laissant la ville se faire détruire ?
Elend rougit.
— Bien sûr que non.
— Bien sûr que non, répéta Cett. (Il parlait d’une voix forte – énergique et assurée.) Eh bien, moi, je ne fais pas semblant, et je ne me cache pas. Mon armée est ici, et j’ai l’intention de m’emparer de cette ville. Toutefois, je préférerais que vous vous contentiez de me la donner.
— Vous êtes un tyran, déclara Penrod d’une voix impassible.
— Et alors ? répliqua Cett. Je suis un tyran qui possède quarante mille soldats. C’est le double du nombre d’hommes qui protègent ces murs.
— Qu’est-ce qui va nous empêcher de vous prendre en otage ? s’enquit l’un des autres nobles. Vous paraissez vous être livré à nous bien docilement.
Cett éclata d’un rire sonore.
— Si je ne regagne pas mon camp ce soir, mon armée a l’ordre d’attaquer et de raser la ville immédiatement – quoi qu’il arrive ! Elle se fera sans doute détruire par Venture ensuite – mais ça n’aura plus aucune importance pour moi, ni pour vous, à ce stade ! Nous serons tous morts.
Le silence retomba.
— Vous voyez, Venture ? insista Cett. Les menaces font des miracles.
— Vous vous attendez sincèrement à ce que nous vous nommions roi ? demanda Elend.
— Eh bien, oui, répondit Cett. Écoutez, avec vos vingt mille ajoutés à mes quarante, nous pourrions facilement défendre ces murs contre Straff – et même arrêter cette armée de koloss.
Des murmures naquirent aussitôt et Cett haussa un sourcil broussailleux en se tournant vers Elend.
— Vous ne leur avez pas parlé des koloss, n’est-ce pas ?
Elend ne répondit pas.
— Eh bien, ils ne vont plus tarder à être au courant, dit Cett. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que vous ayez d’autre choix que de m’élire.
— Vous n’êtes pas un homme d’honneur, répondit simplement Elend. Le peuple attend davantage de ses dirigeants.
— Je ne suis pas un homme d’honneur ? demanda Cett, amusé. Parce que vous l’êtes, vous ? Laissez-moi vous poser une question directe, Venture. Lors du déroulement de cette séance, est-ce qu’un seul de vos allomanciens ici présents a apaisé les membres de l’Assemblée ?
Elend hésita. Il jeta un coup d’œil sur le côté et trouva Brise. Vin ferma les yeux. Non, Elend, ne…
— Oui, en effet, reconnut Elend.
Vin entendit Tindwyl gémir tout bas.
— Par ailleurs, poursuivit Cett, pouvez-vous dire en toute honnêteté que vous n’avez jamais douté de vous-même ? Que vous ne vous êtes jamais demandé si vous étiez un bon roi ?
— Je crois que chaque dirigeant se pose ces questions, répondit Elend.
— Eh bien, pas moi, affirma Cett. J’ai toujours su que j’étais fait pour diriger – et j’ai toujours fait de mon mieux pour m’assurer de rester au pouvoir. Je sais comment me rendre puissant, ce qui signifie que je sais comment m’assurer que ceux qui s’associent avec moi le deviennent tout autant.
» Voici le marché que je vous propose. Donnez-moi la couronne et je prendrai les choses en main ici. Vous conserverez tous vos titres – et les membres de l’Assemblée qui n’ont pas de titres en obtiendront. Par ailleurs, vous conserverez votre tête – ce qui est, croyez-moi, un bien meilleur marché que ce que vous offrirait Straff.
» Les gens du peuple pourront continuer à travailler, et je m’assurerai qu’ils seront nourris cet hiver. Tout reviendra à la normale, comme avant que commence cette folie l’année dernière. Les skaa travaillent, les nobles s’occupent de l’administration.
— Vous croyez qu’ils voudraient y revenir ? demanda Elend. Après tout ce pour quoi nous nous sommes battus, vous croyez que je vais tout simplement laisser replonger le peuple dans l’esclavage ?
Cett sourit derrière sa large barbe.
— Je n’avais pas l’impression que la décision vous appartenait, Elend Venture.
Elend se tut.
— Je veux rencontrer chacun d’entre vous, dit Cett aux membres de l’Assemblée. Si vous m’y autorisez, je souhaite m’installer à Luthadel avec une partie de mes hommes. Disons, une armée de cinq mille hommes – assez pour que je me sente en sécurité, mais pas assez pour vous mettre en réel danger. Je m’établirai dans l’un des bastions abandonnés, et j’attendrai votre décision la semaine prochaine. Dans l’intervalle, je rencontrerai tour à tour chacun d’entre vous et vous expliquerai les… avantages que vous obtiendriez en me choisissant comme roi.
— Des pots-de-vin, cracha Elend.
— Bien sûr, répondit Cett. Des pots-de-vin pour tous les gens de cette ville – le principal étant la paix ! Vous aimez bien trop les grands mots, Venture. « Esclaves », « menaces », « honneur ». « Pot-de-vin » n’est qu’une expression. Vu sous un autre angle, un pot-de-vin n’est qu’une promesse prise à contre-pied.
Cett sourit.
Le groupe de membres de l’Assemblée gardait le silence.
— Si nous votions, dans ce cas, pour décider si nous le laissons entrer dans la ville ? demanda Penrod.
— Cinq mille, c’est beaucoup trop, dit l’un des skaa de l’Assemblée.
— Exactement, approuva Elend. Il est hors de question que nous laissions entrer autant de soldats étrangers à Luthadel.
— Je n’aime pas du tout ça, dit quelqu’un d’autre.
— Pardon ? intervint Philen. Un monarque est moins dangereux à l’intérieur de notre ville qu’à l’extérieur, ne trouvez-vous pas ? Et par ailleurs, Cett nous a promis des titres à tous.
Sa réponse donna à réfléchir à tout le groupe.
— Pourquoi ne pas simplement me donner la couronne dès maintenant ? demanda Cett. Ouvrez vos portes à mon armée.
— Vous ne pouvez pas, répondit aussitôt Elend. Pas avant qu’il y ait un roi – à moins que vous parveniez à obtenir un vote à l’unanimité sur-le-champ.
Vin sourit. Ce vote à l’unanimité ne pouvait avoir lieu tant qu’Elend faisait partie de l’Assemblée.
— Bah, répondit Cett, mais il était manifestement assez mielleux pour ne pas insulter davantage le corps législatif. Dans ce cas, laissez-moi m’établir en ville.
Penrod hocha la tête.
— Acceptez-vous tous d’autoriser lord Cett à s’établir avec… disons… un millier d’hommes ?
Dix-neuf membres de l’Assemblée levèrent la main. Elend n’était pas du nombre.
— Alors l’affaire est entendue, déclara Penrod. Nous reportons le vote à dans deux semaines.
Je n’arrive pas à croire que ça puisse se produire, songea Elend. Je croyais devoir m’opposer à Penrod, ainsi qu’à Philen dans une moindre mesure. Mais… l’un des tyrans qui menacent la ville ? Comment ont-ils pu ? Comment ont-ils même pu envisager sa suggestion ?
Elend se leva et saisit Penrod par le bras tandis qu’il se détournait pour quitter l’estrade.
— Ferson, dit Elend tout bas, c’est de la folie.
— Nous devons envisager cette solution, Elend.
— Envisager de vendre les gens de cette ville à un tyran ?
Une expression glaciale apparut sur le visage de Penrod, qui dégagea brusquement son bras.
— Écoutez-moi, jeune homme, dit-il tout bas. Vous êtes quelqu’un de bien, mais vous avez toujours été un idéaliste. Vous avez passé votre temps plongé dans les livres et la philosophie – moi, j’ai passé la mienne à livrer des luttes politiques avec les membres de la cour. Vous connaissez les théories ; je connais les gens.
Il se retourna et désigna l’auditoire d’un signe de tête.
— Regardez-les, jeune homme. Ils sont terrifiés. À quoi leur serviront vos rêves quand ils souffriront de la famine ? Vous parlez de justice et de liberté alors que deux armées s’apprêtent à massacrer leurs familles.
Penrod se retourna vers Elend pour le regarder droit dans les yeux.
— Le système du Seigneur Maître n’était pas parfait, mais il leur assurait la sécurité. Ce qui n’est même plus le cas désormais. Vos idéaux ne peuvent faire face à des armées. Cett est peut-être un tyran, mais à choisir entre lui et Straff, je serai obligé de choisir Cett. Nous lui aurions sans doute livré la ville il y a des semaines si vous ne nous en aviez pas empêchés.
Penrod salua Elend d’un signe de tête, puis se détourna pour rejoindre quelques-uns des nobles en train de partir. Elend demeura un moment debout en silence.
« Nous avons vu un curieux phénomène associé aux groupes rebelles qui se détachent de l’Empire Ultime et tentent de chercher l’autonomie », songea-t-il en se rappelant un passage de l’ouvrage d’Ytves, Études sur la révolution. « Dans la quasi-totalité des cas, le Seigneur Maître n’a pas eu besoin d’envoyer ses armées reconquérir les rebelles. Le temps que ses agents arrivent, les groupes se sont renversés eux-mêmes. »
« Il semblerait que les rebelles aient trouvé le chaos de la transition plus difficile à accepter que la tyrannie qu’ils connaissaient précédemment. Ils acceptaient le cœur léger le retour de l’autorité – même oppressante – car elle leur était moins pénible que l’incertitude. »
Vin et les autres le rejoignirent sur l’estrade, et il lui entoura les épaules d’un bras, regardant en silence les gens quitter le bâtiment à la file. Cett était assis au milieu d’un petit groupe de membres de l’Assemblée auxquels il était en train de fixer des rendez-vous.
— Eh bien, dit Vin tout bas. On sait au moins une chose sur lui : c’est un Fils-des-brumes.
Elend se retourna vers elle.
— Tu as senti des ondes d’allomancie provenant de lui ?
Vin secoua la tête.
— Non.
— Alors comment le sais-tu ? demanda Elend.
— Regarde-le, dit-elle avec un geste de la main. Il fait semblant de ne pas pouvoir marcher – donc il doit cacher quelque chose. Qu’est-ce qu’il y aurait de plus innocent qu’un infirme ? Tu imagines une meilleure manière de cacher le fait qu’on soit Fils-des-brumes ?
— Vin, ma chère, répondit Elend, Cett est infirme depuis l’enfance, depuis qu’une maladie l’a privé de l’usage de ses jambes. Ce n’est pas un Fils-des-brumes.
Vin haussa un sourcil.
— C’est sans doute une des meilleures histoires que j’aie jamais entendues pour détourner l’attention.
Brise leva les yeux au ciel, mais Elend se contenta de sourire.
— Et maintenant, Elend ? demanda Ham. De toute évidence, on ne peut plus régler les choses de la même manière à présent que Cett est entré dans la ville.
Elend hocha la tête.
— Nous devons mettre un plan au point. Commençons…
Il laissa sa phrase en suspens tandis qu’un jeune homme quittait le groupe de Cett pour se diriger vers Elend. C’était le même individu qui s’était trouvé assis près de Cett.
— Le fils de Cett, chuchota Brise. Gneorndin.
— Lord Venture, déclara Gneorndin en s’inclinant légèrement. (Il devait avoir environ l’âge de Spectre.) Mon père souhaite savoir quand vous aimeriez le rencontrer.
Elend haussa un sourcil.
— Je n’ai aucune intention de me joindre à la file de membres de l’Assemblée qui attendront les pots-de-vin de Cett, mon garçon. Dites à votre père que lui et moi n’avons rien à nous dire.
— Ah non ? répliqua Gneorndin. Et pour ma sœur ? Celle que vous avez enlevée ?
Elend fronça les sourcils.
— Vous savez que ce n’est pas vrai.
— Mon père aimerait tout de même évoquer l’incident avec vous, insista Gneorndin en jetant un coup d’œil hostile en direction de Brise. Par ailleurs, il estime qu’une conversation entre vous deux serait dans l’intérêt de la ville. Vous avez rencontré Straff dans son camp – ne me dites pas que vous ne souhaitez pas faire de même pour Cett à l’intérieur de votre propre ville ?
Elend hésita. Oublie tes préjugés, se dit-il. Tu dois parler à cet homme, ne serait-ce que pour les informations que pourrait te fournir cette rencontre.
— Très bien, répondit Elend. Je vais le rencontrer.
— Un dîner, dans une semaine ? demanda Gneorndin.
Elend hocha brusquement la tête.